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Where there's a whip, there's a way !

Tenga vu par ses auteurs

Par Brunal

Rubrique : Interviews
Date : 06 décembre 2010

Jérôme Larré et Pierrick May, nous parlent de Tenga, leur prochain jeu, et d'autres choses diverses et variées. Propos receuillis par Loris.

Salut Jérôme, salut Pierrick, tout d'abord, merci d'avoir bien voulu répondre à quelques questions. Même si on a vos biographies à tous les deux sur notre site, est-ce que vous pouvez rapidement vous présenter aux lecteurs ? Sur quels jeux avez-vous travaillé ? D'où vous vient votre passion du jdr ?

JL : Jérôme, 32 ans. Je suis un joueur avide, pénible, et passionné de jdr qui a eu la chance de faire quelques bonnes rencontres. Grâce à celles-ci, j’ai pu réaliser un rêve de gosse en participant à quelques jeux de rôles et, depuis peu, à l’aventure Casus Belli. Avec la sortie prochaine de Tenga, mon jeu-perso-à-moi-que-j’ai, je ne suis pas loin d’en réaliser un second.

PM : Pierrick, 35 ans. Je suis joueur de jdr, illustrateur, maquettiste, bidouilleur de règles et bientôt auteur de mon jeu-perso-à-moi-que-j’aurai-même-que-c’est-pas-celui-de-Brand (Quantiquité). Je suis rentré dans le milieu avec l’édition d’Exil puis j’ai travaillé sur Hellywood et Deadline.

Jérome, en tant qu'auteur du jeu, quelle est ta vision du jdr ? Comment le définis-tu ?

JL : Je suis pas mal client d’un peu tout ce qui se fait en matière de théorie rôliste dès que cela peut être un minimum applicable autour d’une table de jeu. J’ai régulièrement des démangeaisons qui me poussent à me croire capable d’en faire à mon tour et d’en publier sur mon site,  http://www.tartofrez.com. Pourtant, je serais bien en mal d’expliquer quelle est ma vision du jdr, et j’en ressens de moins en moins l’utilité. Je sais juste qu’avec les années et m’être enflammé un peu trop souvent pour certaines "écoles" ou courants du jdr, j’ai beaucoup moins de patience envers leurs côtés dogmatiques et certains de leurs "prophètes". Typiquement, j’avoue avoir le plus grand mal à supporter les phrases du style "on ne voit pas le jdr de la même façon" ou les typologies de joueurs tant elles ne servent presque que de justifications pour en exclure certains ou ne pas faire l’effort de faire une bonne partie. Pour le reste, je crois de plus en plus qu’il n’y a qu’une seule chose qui importe vraiment, qu’on fasse un donj’ décomplexé ou de l’introspectif intellectualisant : provoquer des émotions chez les joueurs. Le reste, c’est au mieux des moyens ou des techniques pour y arriver, au pire du temps perdu.

Dans quelques temps va sortir ton nouveau jeu, Tenga, chez John Doe. Que peux-tu nous dire dessus ?

JL : Tenga est un jeu de rôle prenant place à un moment bien particulier de l’histoire du Japon (à partir de juin 1582) où celui-ci peut sortir d’un âge de guerre civile et s’unifier, ou retomber durablement dans l’anarchie. Les joueurs incarnent des personnages au milieu de cette tourmente qui ont décidé de prendre leur destin en main et vont être amenés à lui faire face, parfois avec bonheur, parfois de façon tragique. Ce ne sont pas des héros parce qu’ils le peuvent, mais parce qu’ils le décident. Tous sont conscients qu’ils en paieront le prix un jour ou l’autre.

Après, disons que malgré le soin qui a été apporté à en faire quelque chose de très proche de la réalité historique, ce n’est pas tant un jeu sur le Japon en lui-même que sur les personnages, leurs valeurs, l’opposition entre leur destin et leurs ambitions et globalement, tout ce qu’ils doivent affronter. Ils sont confrontés à un monde qui est en train de changer très vite, et qu’ils comprennent plus ou moins bien.

Depuis quand est-ce que ce jeu mature dans ton esprit ?

JL : Je crois que la première version avec l’envie de réaliser réellement un jeu et de le publier date d’il y a 8 ans. Avant, il y a eu de multiples tentatives de customisation de Bushido, et une campagne spécifiquement historique que j’avais même proposée au 7ième Cercle à l’époque. Mais pour être tout à fait honnête, heureusement que le jeu n’est pas sorti à ce moment-là. Entre temps, j’ai eu des sollicitations pour sortir Tenga chez deux autres éditeurs, mais ce qui a surtout profité au jeu, c’est le fait d’avoir travaillé sur d’autres projets, vu d’autres façons de faire, etc. Ces expériences m’ont permis de sortir exactement le jeu que je voulais, sans rien laisser au hasard.

En quoi Tenga se différencie-t-il des autres jeux japonisants, comme Sengoku, L5R, Bushido ou Usagi Yojimbo ?

JL : Depuis pas mal d’années, je collectionne les jeux de ce genre et, outre que cela ne serait pas très courtois, j’ai adoré jouer à la plupart d’entre eux et je vais avoir bien du mal à en dire du mal. Disons juste qu’on y joue des humains, dans une période bien spécifique du Japon médiéval, et qu’un effort particulier a été fait pour prendre en compte non seulement la culture de l’époque, mais aussi ses factions et sa géopolitique si particulières qui sont de formidables réservoirs d’opportunités ludiques.

De même, nous avons cherché à mettre en place un système qui, s’il en déroutera peut être certains, a vraiment été fait de façon à retranscrire une certaine façon de jouer et toute une série de choses que je voyais dans les films japonais et que je n’arrivais pas forcément à faire ressortir dans nos parties habituelles (disons tout le côté "dramatique" par opposition au côté "fantastique" plus classique : poids du destin, des valeurs, le sacrifice, l’appartenance au groupe, etc.). Ainsi, par exemple, on a favorisé certains types de personnages qui sont souvent considérés comme atypiques dans une partie des jeux cités : on peut aussi bien jouer l’habituel jeune blanc-bec qui découvre la vie et devient un homme au contact des épreuves qu’un vieux de la vielle qui va droit vers elles pour pouvoir en rester un ou que le peuple, souvent grand oublié des jeux sur le Japon médiéval.

Quelles sont les originalités du système ?

JL : L’objectif était avant tout de créer une mécanique qui favorise cette fameuse "certaine façon de jouer" que je ne trouvais pas ailleurs. J’ai donc commencé à lister tous les points qui me semblaient importants, comme je l’aurais fait si j’avais rédigé un chapitre de conseils aux meneurs, et je les ensuite transformé l’un après l’autre en mécanismes ou en règles. Les deux principes fondamentaux sont que le système soit relativement discret pour ceux qui ne veulent pas s’embarrasser (on y jette très peu les dés et on n’est jamais obligé de le faire), et qu’il permette de jouer de façon technique pour ceux qui souhaitent explorer un domaine particulier ou répondre à une demande spécifique d’un joueur, mais qu’on puisse avoir les deux, en même temps, à la même table afin que chacun y trouve son compte.

Pour parler de ce qui risque le plus de surprendre les joueurs, au niveau de la création des personnages, c’est sans doute le fait qu’il y ait une création de groupe où joueurs et meneur décident d’un des fils rouges de la campagne et que chaque joueur détermine à l’avance la destinée de son personnage si tout se passe bien. L’idée est qu’avant même de toucher aux éléments techniques, on sache ce qu’est un personnage (concept), l’événement qui a transformé sa vie (révolte), ce qui le pousse en avant (ambition) et vers quoi il se dirige, volontairement ou pas (karma). Un système de valeurs permet aussi de voir ce qui réussit à le faire tirer le meilleur de lui-même ou le paralyse.

Au niveau de la mécanique de résolution, disons que si la base est extrêmement simple et discrète (si un personnage a le niveau requis, il réussit avec plus ou moins de brio, sinon il échoue), il existe des ressorts permettant d’aller au-delà selon ce que l’on veut mettre en avant dans la scène : l’effort du personnage et ses valeurs (on jette alors un dé), son inventivité, un risque qu’il prend ou la confiance qui l’unit au reste du groupe. Malgré des combats très mortels, il y a presque toujours des choses qui permettent de continuer l’histoire, selon le prix qu’on est prêt à payer et l’orientation que l’on souhaite lui donner. C’est d’ailleurs souvent celle-ci qui va dicter la façon dont on va résoudre une action.

Après, il existe pas mal d’autres éléments qui ont surpris les testeurs, mais il est difficile de toute aborder ici : la gestion du "surnaturel", de l’expérience, des blessures, la jauge de destinée, la façon particulière d’aborder le combat, etc…

Quelle est l'atmosphère voulue de ton jeu ? Le personnage type ?

JL : Chacun peut bien sûr jouer comme il veut, mais il reste que le jeu se veut quand même très réaliste et centré autour de trois types de conflits qui correspondent de fait beaucoup à l’époque et à la dramaturgie classique japonaise :

  • l’opposition (potentielle, c’est le joueur qui décide) entre le destin d’un personnage et son ambition, et qui peut donc être assez tragique ;
  • la façon dont le monde évolue autour de lui et dont il doit composer entre ses valeurs, ce qui doit être fait, les trahisons incessantes et les grands événements historiques qui sont en train de se passer, où on se rapproche finalement d’une sorte de croisement entre de "l’épique" et du "noir" que j’affectionne tout particulièrement ;
  • entre les valeurs du personnage elles-mêmes.

Chaque table insistera sur ce qui l’intéresse le plus, c’est une des raisons d’être de la création collective du groupe, mais l’idée générale est d’avoir des personnages assez humains, avec des forces et des faiblesses qui sont pris dans des événements plus grands qu’eux (pensez à la série Rome). Ils peuvent venir de tous les horizons, du seigneur à l’intouchable, mais ils ont tous en commun d’avoir un jour décidé d’arrêter de subir et d’avoir pris leur destin en main. Le pays reste là, offert à qui saura le prendre, mais tout autour d’eux, ils ne cessent d’être les témoins de compromissions, de corruption, de massacres, mais aussi courage ordinaire et opportunités. Ils pourront être des héros comme des salauds et, souvent, il faudra être l’un pour être l’autre. Faute d’étiquette plus pratique, j’appelle ça "épique noir". Les personnages ont des rêves plein la tête et les pieds dans la boue. C’est sans doute pour ça que tous les scénarios commencent par la phrase : "C’est la nuit, il pleut…".

Tenga, en une phrase ?

JL : Je trouve que la célèbre citation de Cioran résume assez bien : "L'homme libre ne s'embarrasse de rien, même pas de l'honneur".

Comment as-tu entrepris l'écriture d'un jeu complet ? Pour un lecteur qui voudrait écrire un jdr, quels seraient tes conseils, ta méthode ?

JL : Pour bien des raisons, c’est un projet atypique par rapport aux autres auxquels j’ai pu participer. Principalement, parce qu’au tout début, je ne pensais pas que je pourrais publier quoi que ce soit un jour. C’était vraiment le projet d’un râliste qui se faisait son propre jeu parce qu’il ne trouvait plus exactement ce qui lui convenait dans le commerce. Puis les années venant, j’ai commencé à en faire quelque chose de plus construit, à remettre en cause des choses que je tenais bêtement pour obligatoires, et à me prendre quelques coups de pieds au c… qui m’ont permis d’avancer.

Du coup, je n’ai pas vraiment de conseils à donner. Juste ceux que Benoît Attinost m’a donné quand j’ai commencé : "fais toujours un plan", "sois pro" et "démerde toi comme tu veux mais rend tes textes à l’heure". L’expérience montre que certains sont beaucoup (beaucoup) plus durs à suivre que d’autres, et quand j’arriverai déjà à respecter ces trois simples règles, on verra si je pourrais en ériger d’autres.

Après, je sais juste qu’à titre personnel, j’ai besoin de quelques autres "trucs" pour me sentir à l’aise :

  • Savoir où je vais et avoir une vision claire de ce que je veux écrire et de pourquoi je veux l’écrire (le "thème" disons). Ca n’empêche pas les doutes, les retours en arrière, les questionnements métaphysiques, mais ça permet de garder le cap. Pour ça, le meilleur exercice à mon sens est de se forcer à rédiger une courte lettre d’intention ;
  • Tester, retester et reretester. Rien ne vaut d’aller se frotter aux joueurs en convention, de maîtriser fatigué, à des gens qui ont payé leur place et qui ne vous font pas de cadeau. Sur Tenga, je l’ai fait jouer à plus de 250 personnes. On trouvera forcément des erreurs, ou des trucs que j’aurai pu mieux rédiger, c’est la loi du genre, mais je sais qu’il marche et qu’il y a exactement ce que je veux dedans.
  • S’entourer de personnes sur qui je sais pouvoir compter. À tous les niveaux. Ce n’est jamais un problème de trouver des gens pour vous dire que votre jeu est super, c’est beaucoup plus dur d’en trouver qui vous font des remarques aussi constructives et saignantes que nécessaires. Je sais que si Tenga est à la base un projet on ne peut plus personnel, il n’est sorti que parce qu’un paquet de gens m’ont aidé, au premier rang desquels mes très précieux relecteurs et groupes de test, et les kopaings qui ont toujours été là pour me filer un coup de main alors qu’ils bossaient sur leur(s) propre(s) jeu(x) à côté. Puis certaines personnes ont été encore plus déterminantes, parce que leur professionnalisme a fait que je pouvais me libérer pour me concentrer sur là où j’étais le plus utile, en sachant que le reste serait nickel : Benoît Attinost, Michael Croitoriu, Joséphine Garzino, Pierrick May et les gars de John Doe. Bref, ça fait pas mal de monde pour un jeu soi-disant écrit tout seul…

Pierrick, tu t'es occupé des illustrations. Qu'est-ce qui t'as guidé dans ton travail d'illustrateur ?

PM : Pas moins de cinq illustrateurs ont travaillé sur Tenga :

  • Joséphine Garzino qui s’est chargée des portraits,
  • trois obscurs peintres nommés Hiroshige, Hokusaï et Yoshitoshi. Des types plutôt sympas somme toute, très doués mais peu causants,
  • ma pomme pour les archétypes et quelques scènes d’ambiance

L’angle historique de Tenga a très rapidement émergé ainsi que le désir de ne pas tout centrer sur les samouraï.

Comment as-tu entrepris ces illustrations ? Les as-tu envisagées selon un travail global ?

PM : Nous avons fait une liste de thèmes avec Jérôme. Certains ont été traités, d’autres non. La part limitée de scènes d’action par rapport aux scènes d’ambiance est intentionnelle. Les archétypes ont été un peu particuliers : il en fallait 3 par double page. Je n’ai pu commencer à les réaliser qu’une fois définis alors que les scènes d’ambiance pouvaient avancer sans même disposer du texte.

Ton travail d'illustrateur a-t-il évolué ? Ressens-tu un "avant Tenga" et un "après Tenga" ?

PM : Pas vraiment. On évolue toujours mais cela n’est pas toujours immédiatement perceptible. Pour moi, Tenga a d’abord été un retour - avec plaisir - à l’encre de chine que j’avais un peu laissée de coté.

Quelles furent vos sources d'inspirations à tous deux ?

JL : La première source d’inspiration est sans conteste la table de jeu. Comme dit précédemment, Tenga vient surtout de l’envie de faire un JdR qui corresponde tout à fait à mes envies dans ce genre que j’affectionne tout particulièrement. Ce sont donc principalement des situations rencontrées en jeu qui sont à l’origine de Tenga.

Vient ensuite la tradition des films de sabre japonais. Pas forcément le chambara période exploitation mais plutôt les œuvres contestataires des années 60 à l’image des films de Masaki Kobayashi (Harakiri, Rébellion) ou d’Hideo Gosha (Goyokin, Hitokiri) qui n’hésitaient pas à écorner l’image des samouraïs pour proposer des situations et des personnages plus intéressants de mon point de vue. Bien sûr on peut y rajouter les grandes fresques incontournables de Kurosawa (Kagemusha, Les sept samouraïs, Le château de l’araignée) ou mon préféré, L’intendant Sansho de Kenji Mizoguchi.

Bon, je m’arrête avant de faire un inventaire à la Prévert, surtout qu’il y a encore énormément de romans (Hideyoshi, seigneur singe de Ryôtarô Shiba) ou de BD (Kogaratsu) tout aussi inspirants …

PM : Ben voila, Jérôme a tout dit. Ma première source d’inspi est Kogaratsu. Michetz dessine des personnages tout droits sortis de films de samouraï comme personne. Même les mangaka réputés comme Sakaguchi (Ikkyu) n’ont pas ce trait si particulier. Ensuite, pour certaines compositions, je n’ai pas hésité à reprendre ou détourner certaines scènes des films déjà cités. D’ailleurs l’idée que Tenga s’appuie au moins autant sur le cinéma contestataire que les grands classiques m’a vite séduit. Un jeu qui casse la figure à certains mythes ne pouvait que me plaire.