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Cthulhu-dique ? Cthulhu cru ?

Par PM

Rubrique : Portraits de Famille
Date : 21 août 2020

Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn

Cthulhu par H.P. Lovecraft, 1934

 

Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) n'a jamais eu l'occasion de voir ses écrits publiés sous forme de livre, en dehors de ce qu'on appellerait aujourd'hui une plaquette pour la nouvelle The Shadow Over Innsmouth. Ce n'est que plus tard que son nom sortit du cercle d'amateurs de son vivant, grâce au travail de l'éditeur Arkham House ou, en France, d'un de ses fans de la première heure, l'écrivain Jacques Bergier (qui écrivit à Weird Tales à l'occasion du décès de son idole et persuada les éditions Denoël d’incorporer ses textes les plus fameux à leur collection naissante Présence du Futur). Jusqu'aux années 1980, la notoriété de Lovecraft se limitait à la frange "classiciste" des amateurs de science-fiction. Même les cercles critiques de la SF de l'époque, dont les goûts portaient plutôt vers la speculative-fiction, avaient tendance à reléguer à l’arrière-plan cet auteur trop tourné vers le passé et vers le fantastique.

Lorsque paraît en 1981 le jeu de Chaosium l'Appel de Cthulhu, un nouveau public découvre les nouvelles de Lovecraft et son nom, ainsi que celui de sa création la plus célèbre, commence à se répandre dans un nouveau fandom, avec la tenue de conventions dédiées à partir du début des années 1990. Avec les années qui suivirent, sa popularité grandit au point que Cthulhu est aujourd'hui une icône de la pop culture au même titre que les Vulcains ou les Jedis, déclinée pour des usages inimaginables pour son créateur (des pantoufles Cthulhu ?!?! Vraiment ?...). On en est arrivé à un point où beaucoup connaissent Cthulhu sans avoir lu, voire parfois sans même connaître, Lovecraft.

Bien évidemment, exemple de Chaosium oblige, le monde du jeu de rôle n'est pas resté imperméable à cet engouement et les déclinaisons du mythe lovecraftien ont abondé dès les débuts du média. Et aujourd’hui encore, les créations se poursuivent, au point que durant le temps sur lequel le travail avança sur le présent survol, plusieurs jeux furent découverts par le GRoG, et nul doute qu’il en existe d’autres qui vont se faire jour prochainement!

Aux origines...

La base reste bien sûr la parution en 1981 de Call of Cthulhu, traduit dès 1984 dans nos contrées par l'éditeur Descartes, opposant des personnes ordinaire à l'horreur du Mythe dans le cadre de l'Amérique des années 1920. L'éditeur déclinera ensuite le concept sur d'autres époques (époque contemporaine, victorienne, empire romain, moyen-âge, révolution française,,...) et cadres de jeux (les Contrées du Rêve au premier plan), tandis que l'éditeur français proposera du matériel pour aborder le pays de son saint-patron avec notamment les Années Folles. D'autres éditeurs se chargeront ensuite de poursuivre l'effort en appliquant le masque de Cthulhu à des thèmes ou époques diverses (époque moderne pour Pagan Publishing avec Delta Green et Cubicle 7 avec The Laundry, seconde guerre mondiale pour les mêmes avec World War Cthulhu  -seconde guerre mondiale ou guerre froide- ou recentrage sur les îles britanniques avec Cthulhu Britannica, ou Modiphius avec Achtung! Cthulhu, premier millénaire pour Sans-Détours avec Byzance an 800, futur proche pour Chronicle City avec Punktown, époque classique mais avec une vision différente pour Darker Hue Studios avec Harlem Unbound -l'ouvrage a depuis connu une seconde édition par Chaosium-, etc.).

Cthulhu et ses acolytes avaient cependant déjà fait leur apparition dans le monde rolistique avec quelques-uns de leurs représentants dans le volume 1 des All the World's Monsters, un catalogue de monstres publié par Chaosium pour Basic D&D en 1980 et surtout avec les premières impressions du Deities & Demi-Gods pour AD&D, avec un chapitre détaillant les divinités du panthéon cthulhien (ce chapitre disparut par la suite du DDG pour ne pas risquer de problèmes avec Chaosium qui avait acquis les droits sur les oeuvres de HPL auprès de Arkham House).

Si Cthulhu a envahi le monde ludique, cette invasion ne se limite d’ailleurs pas aux JdR, que l’intervention du Mythe soit au centre du sujet de ces jeux (Arkham Horror et ses incursions dans la ville du même nom, The Hills Rise Wild et sa confrontation d’adorateurs de Grands Anciens pour s’emparer du Necronomicon, Evil High Priest et ses adorateurs de Cthulhu luttant pour être celui qui réveillera le Grand Ancien, Cthulhu Death May Die, ou Cthulhu Wars et son affrontement de divinités, etc.) ou un simple habillage (Cthulhu Rising, Gloom Cthulhu, Cards of Cthulhu, Cthulhu 500…). On trouve même de quoi explorer le monde de Lovecraft en GN (Cthulhu Live), avec des figurines (Strange Aeons a miniature skirmish game of eldritch horror), parodier des jeux de rôle (Munchkin Cthulhu), tenter d'échapper aux Grands Anciens (Escape Box et Escape Book) ou simplement pour raconter des histoires (Lovecraft’s Revenge, Lovecraftesque, Lovecraftian Shorts) !

Dans le domaine rôlistique, les interventions des Grands Anciens se canalisent globalement en plusieurs courants.

Des règles...

Le premier, initié dès le début des années 2000, couvre toutes les déclinaisons du même thème, émuler les histoires de l’Homme de Providence en confrontant les habitants de notre monde, fût-ce avec un décalage vers le début du XXe siècle, aux horreurs du Mythe, mais avec des mécaniques de résolution différentes du Basic Role Playing voué aux gémonies par un certain nombre de rôlistes (avec son rétroclone GORE).

Force est de constater que la plupart des grands systèmes de jeux ont eu droit à leur déclinaison lovecraftienne, étiquetée en tant que telle ou officieuse, ces dernières utilisant des divinités aux noms tout aussi imprononçables mais ne souhaitant pas “officialiser” cette filiation. On trouve ainsi des versions d20 (Call of Cthulhu d20), ou sous ses variantes True20 (Shadows of Cthulhu) et Chroniques Oubiées (CO Cthulhu), Savage Worlds (Realms of Cthulhu), Genesys (Strange Aeons), GURPS (Cthulhupunk), Renaissance d100 (Dark Streets), ORE (Nemesis), Ubiquity (Leagues of Cthulhu, une extension pour Leagues of Gothic Horror, lui-même une sous-gamme de Leagues of Adventures), Sombre (avec un cadre de campagne dans Sombre 2, un scénario dérivé du raid de l’inspecteur Legrasse dans Sombre 9 et le work-in-progress Cthulhu DDR, disponible sur le forum du jeu), Metal (Cthulhu Cobalt), Clockwork & Chivalry (Clockwork & Cthulhu). Quelques jeux ont choisi d’apporter leur propre système tout en gardant un cadre classique (Raiders of R'Lyeh, très orienté pulp, Yellow Dawn, Cthulhu Abides, Dark Aeons the Atlantean Chronicles, Rats in the Wall, Spiralis,...). Il n’est jusqu’au domaine des jeux amateurs qui n’ait été touché (M20Cthulhu ou Lite of Cthulhu pour le système Microlite20, Cthulhu Fhtagn, 1-2-3-Cthulhu ou Innommable, par exemple).

Dans cette catégorie classique, la seule gamme qui ait réussi à se forger une identité propre en tant que gamme reste cependant la version Gumshoe, Trail of Cthulhu, qui a su générer un suivi actif, y compris un spin-off reprenant l’univers de Delta Green avec The Fall of DELTA GREEN.

Ce dernier univers s’est par ailleurs émancipé de l’ombre tutélaire de l’Appel, et sert maintenant de cadre à une gamme indépendante.

Quelques jeux indépendants dans cette catégorie ont choisi de porter l’accent sur un aspect spécifique comme la légèreté des règles pour les minimalistes Cthulhu Dark, Cthulhu Nights, Dreams of Cthulhu, Cthulhu Light, Cthulhu Deep Green, Squamous, ou Azathoth’s Answer, ou sur des changements dans la conduite classique du jeu avec un groupe de joueurs face au MJ, que ce soit en réduisant le nombre de joueurs à un protagoniste unique (Macabre Tales, Cthulhu Confidential), en changeant d’interface entre les joueurs (tout se joue par voie postale dans De Profundis), ou en abandonnant les humains comme protagonistes au profit de nos compagnons félins (Call of Catthulhu, et notons que cette idée avait aussi été exploitée dans le cadre même de l’AdC avec le suppléments Cathulhu qui attend à l’heure où ces lignes sont écrites une révision plus ambitieuse foulancée sous la houlette de Golden Goblin Press).

Les systèmes considérés comme plus modernes n’ont pas été oubliés, qu’il s’agisse du système Apocalypse (Tremulus, Mythos World ou La Laverie -déclinant les romans de Charles Stross qui avaient déjà servi de base pour The Laundry-), FATE (avec d’abord la série publiée sous l'enseigne Starbright des Present-Day Cthulhu, Cyber-Cthulhu, Fantasy Cthulhu, Cthulhu in Space, créée par un auteur unique et que l’on retrouvera dans les catégories suivantes plus bas, et la version produite par les éditeurs du système FATE eux-mêmes, Fate of Cthulhu, sans oublier une version qui faillit voir le jour suite à un foulancement en 2017) ou O.R.E. (Post-Cthulhu).

Dans la direction opposée, la vague OSR (les jeux reprenant les principes du premier des jeux de rôle) s’est aussi laissée tenter avec plusieurs déclinaisons : Eldritch Tales, Cthulhu Hack, Silent Legions, Aux Seuils d'Abysses Très Anciens, ou The Outer Presence.

...des Univers...

Le deuxième courant notable regroupe les jeux cherchant, dans la lignée des Dark Ages ou Invictus (dans une direction) ou End Times (dans l’autre) de l’Appel de Cthulhu, à transposer le Mythe dans d’autres époques ou genres, ou en changeant l’approche pour s’éloigner des pauvres humains confrontés à des choses qu’ils ne peuvent espérer vaincre.

Le space opera, genre le plus ancien du jeu de rôle après le médiéval fantastique est évidemment à l’honneur dans ce domaine avec une version utilisant le système Traveller (Chthonian Star), Fate (Cthulhu in Space déjà mentionné), mais aussi plusieurs déclinaisons indépendantes (Eldritch Skies, The Void), voire osant des mix que certains trouvent osés (les méchas et le mythe de Cthulhu dans Cthulhutech).

Un autre genre SF largement représenté en jeu de rôle ne pouvait laisser le Mythe  lui échapper, imaginant l’issue annoncée de la confrontation entre l’humanité et les Grands Anciens, avec des versions apocalyptiques (Fin du Monde : la Colère des Dieux, mais aussi une sous-gamme de Trail of Cthulhu), pré ou post-apocalyptiques (Strange Aeons -aucun rapport ni avec le premier supplément de Chaosium utilisant d'autres époques que le XXe siècle ou l'ére victorienne, le jeu de figurines, ni avec le supplément Genesys-, Chthonian Highway, Cult!, Post-Cthulhu, Apocthulhu).

L’époque contemporaine sert par ailleurs de cadre à des jeux dans lesquels de jeunes étudiants doivent composer avec les horreurs du Mythe dans un cadre autrement plus terrifiant, le lycée ou l’université (Breakfast Cult, H.P.Lovecraft Preparatory School), mais on y trouve aussi l’occasion de collaborer avec Lovecraft et Tesla (un univers Savage World adaptant le comics éponyme) ou avec Lovecraft seul (Club HPL, utilisant le système Simulacres, en préparation) pour contrer les Grands Anciens.

Enfin la confrontation des forçats envoyés par la Couronne pour peupler sa colonie australienne, avec des variantes BRP ou Cthulhu Hack, est actuellement l’une des surprenantes entrées du genre historique, bien que la titre soit contesté par le récent League of Seekers et sa confrérie prédatant les Templiers dédiée à la lutte contre les entités surnaturelles.

Si la plupart des jeux sur le thème embrassent l’intégralité du mythe lovecraftien et mettent l’accent sur le Grand Ancien enfermé dans sa citadelle de R’Lyeh, certains ont cependant choisi de porter leur attention sur une autre divinité, initiée par un devancier de Lovecraft, en l’occurrence le romancier Robert Chambers avec le Roi en Jaune. Tel est le cas de Unspeakable (initialement appelé Unnameable, en référence à l’adjectif souvent appliqué à Hastur), The Yellow King, ou encore Resurrection of the King.

Une autre approche est l'exploration d'un des cadres liés au Mythe de Cthulhu, les Contrées du Rêve, avec Kadath, basé sur le livre-univers paru chez Mnemos.

Enfin une orientation plusieurs fois explorée consiste à amener les joueurs à incarner non pas des investigateurs cherchant à empêcher la survenue des Grands Anciens dans notre monde, mais bien au contraire des adorateurs de ceux-ci cherchant à prospérer avec l’aide de leurs dieux ou, simplement, à survivre (Cultes Innommables, Unwanted, le suédois Svenska Kulter, ou le foulancé-à-venir-prochainement-quand-les-étoiles-seront-propices Sigil & Sign).

N’oublions pas de citer dans cette catégorie le jeu parodique Pokéthulhu, croisement impie du Mythe lovecraftien et d’un fameux dessin animé, au slogan éloquent : Ils vont tous vous attraper !

...des Scénarios

Le troisième courant enfin, reprenant l’idée proposée à l’origine dans All the World's Monsters et le DDG, regroupe les jeux pour lesquels un supplément vise à permettre d’utiliser le Mythe dans un jeu qui n’a à la base rien à voir, ou qui bénéficie parfois simplement d’un scénario mettant en scène les Grands Anciens.

Le premier groupe couvre tout l’éventail des genres, depuis le médiéval fantastique (avec The Gateway Bestiary pour RuneQuest datant d’avant la publication de l’Appel de Cthulhu, mais aussi plus proches de nous l'adventure path Strange Aeons (faut-il répéter : aucun rapport avec les autres partageant cette appellation) ou les Sandy Petersen's Cthulhu Mythos en version Pathfinder ou D&D 5e édition, ou la science fantasy (In Strange Aeons pour Numenera), l’historique (Lovecraft pour la version originale de Colonial Gothic), ou l’humour (Call of Caoutchouloo / L'Appeau de Chaoutchoolu dans le supplément Silence On Toon).

Le second groupe permet de citer des jeux de tendance OSR comme Labyrinth Lord (Realm of Crawling Chaos), Lamentations of the Flame Princess (The Monolith From beyond Space and Time, Carcosa -du nom de la cité du Roi en Jaune-), Four Against Darkness (Four Against the Great Old Ones) des jeux prenant d’autres thèmes/cadres (Daredevils avec le scénario The Forgotten Manuscript dans Daredevils Adventures #3), etc., mais aussi de signaler l’existence de scénarios génériques présentés sans données techniques comme Pax Cthulhiana , le supplément Sidequest Lovecraftian/Paranormal ou Cthulhu Parlour : The Maddening.

A l’heure où le Grand Poulpe entame sa troisième vie éditoriale dans notre pays, force est quand même de constater qu’il n’a jamais vraiment chômé dans le domaine rôlistique.